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yann vallerie - Page 3

  • Vers la fin de l'Etat-Léviathan ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Robert Redeker à Breizh Info à l'occasion de la sortie de son essai intitulé Réseaux sociaux, la guerre des Léviathans (Rocher, 2021). Philosophe, Robert Redeker est notamment l'auteur de Egobody (Fayard, 2010), Le soldat impossible (Pierre-Guillaume de Roux, 2014), Le progrès ? Point final. (Ovadia, 2015), L'école fantôme (Desclée de Brouwer, 2016), L'éclipse de la mort (Desclée de Brouwer, 2017) ou dernièrement Les Sentinelles d'humanité (Desclée de Brouwer, 2020).

     

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    Robert Redeker : « Il est possible que nous vivions la fin de l’Etat tel que Hobbes l’avait pensé : l’Etat-Léviathan »

    Pouvez vous faire un rappel historique et philosophique synthétique à nos lecteurs : qu’est-ce que le Léviathan ?

    Robert Redeker : Dans la Bible, le Léviathan est un monstre marin. En philosophie il est un concept forgé par Thomas Hobbes, au XVIIème siècle, pour désigner l’Etat que les hommes instaurent à l’issu d’un contrat d’association dans le but de mettre fin à « la guerre de tous contre tous », l’état de nature dans lequel « l’homme est un loup pour l’homme ». Autrement dit il n’y a que sous la tutelle de l’Etat, dans la mesure où il supprime la violence, que l’on peut vraiment devenir un homme.  Le Léviathan est la solution trouvée par l’Europe pour sortir de l’anarchie des guerres de religion. La conception de Hobbes est la source de l’Etat moderne.

    Vous dédiez votre livre à Martin Heidegger, « sans qui ce livre n’aurait pu être pensé ». Pourquoi ?

    Robert Redeker : C’est la lecture du plus grand philosophe du XXème siècle, Martin Heidegger, qui m’a appris à penser. Depuis 1975, pas un jour ne se passe sans que je pense à certains de ses textes, que je m’y réfère. Mais je ne suis pas un sectateur, je suis un écolier qui se sert d’outils fabriqués par le maître, et qui explore certains des chemins qu’il a ouverts, sans forcément parvenir aux mêmes conclusions que lui. Heidegger a donné comme maxime à l’ensemble de son œuvre : « Wege, nicht Werke », des chemins, pas des œuvres. Nous pouvons la reprendre à notre compte.

    En quoi les réseaux sociaux forment-ils un Léviathan nouveau, et une menace pour l’Homme selon vous ?

    Robert Redeker : Ils sont une nouvelle forme de pouvoir qui se fait passer pour un contrepouvoir. Ils inventent une nouvelle forme de politique, permettant à des minorités d’exercer une sorte de dictature. En ce sens : dicter leur volonté aux pouvoirs en place pour qu’ils s’y plient, et toute la société à leur suite. Ce n’est pas une dictature directe, mais indirecte : ils dictent aux Etats les mesure qu’ils doivent prendre. Non seulement le wokisme a trouvé dans les réseaux sociaux le véhicule idéal pour exercer le pouvoir partout où il le peut, mais il est structurellement lié aux réseaux sociaux, intimement, quasi généré par eux.. Sans eux il ne serait rien. 

    Vous citiez en 2020 l’affaire Griveaux et le personnage de Greta Thunberg comme deux symboles de ce changement des temps, anthropologique dites vous, lié aux réseaux sociaux. Expliquez-nous ?

    Robert Redeker : Les deux sont une pure création des réseaux sociaux. L’affaire Griveaux n’aurait jamais pu se produire en dehors des réseaux sociaux. Elle est impensable il y a dix ans. La technique créé l’évènement, qui est un spectacle. De même que la technique cinématographique créé le film. Mais, dans le cas des réseaux sociaux,  les spectateurs agissent sur le film, lui donnent une certaine direction, et finalement sont intégrés en lui, font partie de la machinerie. Nous en arrivons au point où l’on peut dire : il n’y a plus de réel en dehors des réseaux sociaux. S’il vivait encore, Jean Baudrillard le dirait, et il n’aurait pas tort. L’analogique laisse subsister le réel en dehors de la technique, tandis que le digital absorbe le réel et le dissout.

    Vous expliquez que les GAFA sont dans une guerre avec les Etats. Mais les Etats ne sont-ils pas finalement les complices, les instruments des GAFA désormais, et vice-versa (on pense aux lois restreignant la liberté d’expression, mais aussi aux collaborations communes avec journalistes, communicants du pouvoir, etc…) ?

    Robert Redeker : Il est possible que nous vivions la fin de l’Etat tel que Hobbes l’avait pensé : l’Etat-Léviathan. Nous serons sans doute amener à regretter ce grand protecteur. Cependant, dans toute guerre il y a des compromis provisoires passés avec l’adversaire, et des ruses. Les GAFA ne veulent pas prendre le pouvoir à l’intérieur des Etats, ils veulent se substituer à eux, devenir le pouvoir de l’avenir. Ils sont les éclaireurs du post-Etat. Selon eux l’Etat est dépassé, il n’y aura pas à le détruire, il va s’écrouler de lui-même. Vous vous souvenez de Lénine : l’Etat n’est pas aboli, il dépérit.

    L’hypercapitalisme des réseaux sociaux est en passe de réaliser le programme de Lénine : le dépérissement de l’Etat.

    Notre époque est au grand déballage, notamment de sa vie privée, de ses chagrins, de ses joies, de ses peines et de son Moi, sur les réseaux sociaux, qui en tirent d’ailleurs algorithmes, outils publicitaires et de contrôle. Ne sont-ce pas les individus qui finalement, à travers le monde, sont devenus les propres acteurs de leur servitude volontaire, ce que Javier Portella appelle « des esclaves heureux de la liberté » ?

    Robert Redeker : Je ne saurais mieux dire. Nous allons vers la société de l’homme sans jardin secret, de l’homme transparent, c’est-à-dire aplati, de l’homme-vitre.

    Vous expliquez que cette guerre des Leviathan mènera à l’abolition de l’homme. Quelle est-elle ? N’est-ce pas profondément pessimiste ? Un renversement est-il encore possible selon vous ?

    Robert Redeker : Malheureusement le pessimisme a souvent raison dans l’histoire. De nombreuses formes d’humanité ont été englouties par le devenir. Michel Foucault ne disait pas autre chose en annonçant « la mort de l’homme » tel que l’Occident l’avait constitué depuis l’âge classique. Toute révolution technique est une anthropofacture : une re-formation de l’homme. La particularité de l’univers du numérique tient dans l’effacement de l’intériorité. L’homme qu’il fabrique est l’homme sans intériorité, c’est-à-dire sans vie privée, bref sans âme. Comment résister à cette évolution ? Par l’attention à la vie intérieure, sous la forme de la poésie, de la prière, de la méditation, de la philosophie.

    Robert Redeker, propos recueillis par Yann Vallerie (Breizh Info, 11 septembre 2021)

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  • " Il est difficile de voir dans le catholicisme une religion identitaire "...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Breizh-Info, dans lequel il donne son sentiment sur l'actualité récente et évoque son dernier essai La puissance et la foi - Essais de théologie politique (Pierre-Guillaume de Roux, 2021).

    Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Contre le libéralisme (Rocher, 2019),  La chape de plomb (La Nouvelle Librairie, 2020),  La place de l'homme dans la nature (La Nouvelle Librairie, 2020) et L'homme qui n'avait pas de père - Le dossier Jésus (Krisis, 2021).

     

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    Alain de Benoist : « Le meilleur moyen de faire accepter des restrictions des libertés est de les justifier par la nécessité de garantir la santé ou la sécurité »

    Breizh-info.com : N’est-ce pas la peur, finalement, qui pousse les individus, les uns à côté des autres, à ne pas, à ne plus réagir ? Il semblerait que l’homme occidental ait désormais peur de tout (de mourir, d’agir, de vivre…). Est-ce le signe de quelque chose de potentiellement grave civilisationnellement parlant ?

    Alain de Benoist : Il est sûr que dans la société des individus, l’opinion dominante est qu’il n’existe rien de pire que la mort (d’autant plus que pour la majorité de nos contemporains il n’y a rien après). Cette opinion est caractéristique de toutes les époques décadentes, alors qu’à d’autres époques on estime que la servitude ou le déshonneur sont pires que la mort et que certaines causes méritent que l’on donne sa vie pour elles. Parallèlement, la vie est prise comme un absolu sans particularités, ce que les Grecs appelaient zoè, la « vie nue », la simple existence biologique, par opposition à la bios, le mode de vie, la vie pleinement vécue. De nos jours, on se préoccupe beaucoup de l’allongement de l’espérance de vie, c’est-à-dire de sa simple durée, plus rarement de son contenu. Comme le dit l’excellent Byung-Chul Han, « la quête de la vie bonne a cédé la place à l’hystérie de la survie ». Ceux qui veulent le plus survivre sont aussi ceux qui n’ont jamais vécu. Voilà pour l’aspect « civilisationnel ».

    Cela dit, il ne faut pas disqualifier la peur, comme le font ceux qui roulent les mécaniques en répétant « même pas peur ! » pour se rassurer. La peur n’est pas seulement le fait des froussards : seuls les inconscients n’ont jamais peur. Les gens courageux ne sont pas ceux qui ne connaissent pas la peur, mais ceux qui la surmontent. Il y a aujourd’hui beaucoup de raisons d’avoir peur : peur du chaos qui s’étend partout, peur de la précarité sociale, peur des faillites et des fermetures de petits commerces qui vont faire suite à la pandémie, peur d’une crise financière mondiale, etc. Les uns ont peur de voir Marine Le Pen arriver au pouvoir, d’autres ont peur des racailles et des « islamo-gauchistes ». Toutes ces peurs ne se valent pas, la grande question restant de savoir si, face à elles, on se résigne ou si l’on résiste. Mais la peur n’est pas toujours un fantasme.

    Breizh-info.com : N’y a-t-il pas un paradoxe en France actuellement avec l’introduction à venir d’un possible droit à l’euthanasie par les mêmes autorités qui sacrifient une population pour sauver un maximum de vieillards ?

    Alain de Benoist : On n’aurait pas de mal à vous répondre que les vieillards actuellement hospitalisés en réanimation ne sont pas forcément candidats à l’euthanasie ! C’est un peu comme si vous trouviez paradoxal qu’on cherche à toujours mieux protéger les enfants alors même qu’on autorise l’avortement…

    Breizh-info.com : Comment expliquez-vous par ailleurs que cette peur se soit diffusée au niveau mondial, à tel point que des pays n’ayant rien à voir avec des démocraties occidentales agissent finalement de la même façon ? Toute raison a-t-elle quitté notre planète ou bien est-ce dans l’ordre des choses ?

    Alain de Benoist : A des degrés divers, le virus s’est diffusé dans le monde entier. Il est assez logique que les mêmes causes provoquent les mêmes effets. Notons quand même que les pays considérés (et bien souvent dénoncés) comme « illibéraux » sont, dans l’ensemble, ceux qui ont combattu l’épidémie avec le plus d’efficacité. Quand le moment sera venu de dresser un bilan, il y aura peut-être quelques leçons à tirer de ce côté-là.

    Breizh-info.com : Changeons de sujet. Vous avez sorti en février un essai intitulé « La puissance et la foi ». Qu’avez-vous voulu aborder à cette occasion ?

    Alain de Benoist : C’est un livre qui aborde, sous différents angles, la question aujourd’hui rebattue de la « théologie politique ». L’étiquette est large : elle se rapporte aussi bien à la façon dont l’Eglise a conçu le pouvoir temporel lorsqu’elle le contrôlait qu’aux tensions qui ont pu l’opposer au pouvoir politique : c’est elle qui est en jeu, par exemple, dans l’opposition du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, dans la séculaire querelle de l’Empire et de la papauté, dans le conflit du trône et de l’autel, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, l’opposition entre loi civile et « loi naturelle », les notions de potestas et d’auctoritas.

    Une part importante de l’ouvrage porte sur ce qu’on a appelé la « querelle de la sécularisation ». L’époque de la sécularisation est celle où l’Eglise perd l’autorité surplombante qu’elle détenait auparavant sur la société globale – où la société « sort de la religion » pour reprendre l’expression de Marcel Gauchet. Mais c’est aussi l’époque où les grandes thématiques théologiques et religieuses sont transposées sous une forme profane. Carl Schmitt affirme ainsi que tous les concepts-clés de la politique moderne sont des concepts issus de la théologie. La sécularisation est alors à envisager comme une dialectique. Erik Peterson et Hans Blumenberg sont de ceux qui se sont opposés à Schmitt sur ce point, dans des perspectives d’ailleurs radicalement différentes. Je retrace ce débat dans le détail, en essayant d’en tirer des conclusions. Mais le livre porte aussi sur le péché originel, la violence monothéiste, l’image de Rome dans le judaïsme ancien, etc.

    Breizh-info.com : Vous posez également la question de la pertinence politique du christianisme. Vous n’allez pas vous faire que des amis…

    Alain de Benoist : Laissez-moi vous dire d’abord que je n’écris pas pour me faire des amis, mais pour dire ce que je pense – et pour donner à mes amis de bonnes raisons de penser ce qu’ils pensent également. En outre, je n’ai pas beaucoup de considération pour ceux qui estiment qu’on ne peut être lié d’amitié qu’avec ceux qui partagent vos opinions.

    La question de la « pertinence politique du christianisme » a dans le passé été discutée par de nombreux auteurs. Observant qu’au cours de l’histoire, le christianisme a voulu instaurer un pouvoir religieux distinct et rival du pouvoir politique, Rousseau constatait qu’il en a résulté un « perpétuel conflit de juridiction qui a rendu toute bonne politique impossible dans les États chrétiens ». L’apparition du christianisme a en effet entraîné un bouleversement dans les rapports entre vie religieuse et vie sociopolitique, communauté de foi et appartenance à la cité. Le christianisme pose l’individu avant le citoyen, et donc indépendamment de lui. L’individu étant considéré comme irréductible à la collectivité ou à la communauté politique, il en résulte un rapport nouveau du citoyen à l’Etat, qui modifie du même coup l’objet du culte et le statut de la religion. Le Dieu des chrétiens n’est en effet pas le Dieu d’un peuple, puisqu’il a autorité sur tous les hommes, et que ceux-ci ont tous vocation à l’adorer : l’idée d’un Dieu unique implique celle d’une famille humaine qui soit (ou puisse devenir) spirituellement une elle aussi. Autrement dit, le « peuple de Dieu » ne connaît pas de frontières. C’est la raison pour laquelle il est difficile de voir dans le catholicisme une religion identitaire – surtout quand on est Européen, puisque les gros bataillons de l’Eglise se trouvent désormais dans le Tiers-monde. S’il est un croyant rigoureux, un chrétien préférera toujours voir immigrer en France un Congolais catholique plutôt qu’un Suédois païen !

    Breizh-info.com : Le XXIe siècle scellera-t-il le retour et la victoire du religieux sur le matérialisme notamment ?

    Alain de Benoist : Je ne fais pas profession de lire l’avenir, et m’abstiendrai donc de répondre à votre question. Pour y voir plus clair, il faudrait déjà préciser le sens qu’on attribue aux mots « religieux » et « matérialisme ». Le « religieux », c’est très vague (tout aussi vague que la notion même de religion). En France, on ne compte plus que 4 % de chrétiens pratiquants, et parmi ceux qui se disent catholiques mais ne mettent jamais les pieds à l’église, seuls 52 % déclarent croire en Dieu ! L’islam, de son côté, est une force montante, mais l’islamisme a des objectifs beaucoup plus politiques que religieux. Quant au matérialisme, qui prend aujourd’hui surtout la forme du fétichisme de la marchandise, son principal moteur est l’obsession de la consommation. Ce n’est pas un matérialisme philosophique, mais un matérialisme pratique, doublé d’un indifférentisme religieux qui est, avec la privatisation de la foi, le principal danger qui menace aujourd’hui les Églises. La question que je préfère me poser porte plutôt sur la notion de sacré (qui est tout à l’opposé de celle de sainteté). Y aura-t-il encore place pour du sacré à l’époque de l’intelligence artificielle et des robots ? Quelles en seront les formes ? Où se situera-t-il ? Voilà des interrogations qui pourraient nourrir la réflexion.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Yann Vallerie (Breizh-Info, 8 avril 2021)

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  • "Que le salut du peuple soit la loi suprême" : Julien Freund et le politique...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Pierre Bérard à Breizh-Info à l'occasion de la récente publication du recueil Le politique ou l'art de désigner l'ennemi (La Nouvelle Librairie, 2020). Pierre Bérard, membre fondateur du GRECE, collaborateur régulier des revues de la Nouvelle Droite a été un élève et un complice de Julien Freund, qu'il fait magnifiquement revivre dans ce recueil au travers d'une retranscription de conversations pétillantes d'intelligence.

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    Pierre Bérard : « Julien Freund était un homme de la France d’avant qui pourrait être la France de demain »

    Breizh-info.com : Qui était Julien Freund ? À quelle occasion l’avez vous rencontré ? Qu’est-ce qui vous a marqué dans cette rencontre ?

    Pierre Berard : Julien Freund (1921-1993) était un personnage tout à fait singulier. Né à Henridorff en Moselle, tout près de l’Alsace, dans un milieu de paysans et d’ouvriers, il a du interrompre ses études après le baccalauréat pour subvenir
    au besoins de sa famille. Il est instituteur quand survient la seconde guerre mondiale. Détenu comme otage par les Allemands, il s’évade et rejoint Clermont Ferrand en zone libre où se trouve repliée l’université de Strasbourg.
    Il y poursuit sa licence de philosophie puis entre en résistance dès janvier 1941 dans les groupes-francs de Combat dirigés par Henri Frenay. Arrêté deux fois, il s’évade deux fois et termine la guerre dans les maquis FTP de
    la Drome. Après le conflit il tâte brièvement de la politique, puis muni de son agrégation de philosophie se lance dans la rédaction de sa thèse qu’il soutient en 1965 sous la direction de Raymond Aron. Ses 765 pages sont
    éditées la même année sous le titre L’essence du politique chez Sirey. Elle a connu depuis plusieurs rééditions et demeure l’oeuvre la plus considérable de ce penseur hors pair, que Pierre-André Taguieff considère comme
    « l’un des rares penseurs du politique que la France a vu naître au XX siècle ».

    J’ai rencontré Freund pour la première fois en janvier 1975 à Paris lors d’un colloque du GRECE où il s’était fait chaleureusement applaudir à la suite d’une conférence au titre assez provocateur « Plaidoyer pour l’aristocratie ».
    « Aristocratie » devant être pris dans son sens étymologique du gouvernement des meilleurs, c’est à dire les plus aptes à diriger la cité pour le bien commun de ses nationaux. Dès les années suivantes mes relations avec lui
    sont passées du stade courtois à la franche complicité. Moi-même strasbourgeois, j’ai pu le fréquenter tant chez lui, à Villé, que dans les winstub alsaciennes ou dans les colloques où je me trouvais invité avec lui.

    Ce qui marquait chez lui en dehors de son érudition phénoménale était sa simplicité et sa propension à parler avec tout le monde. Il était aussi rieur et souvent effronté, chose que j’ai tenu à mettre en scène dans les longues
    conversations que j’ai eu la chance de pouvoir entretenir avec lui jusqu’à sa mort. Il faut dire aussi que son espièglerie parfois persifleuse s’accommoderait fort mal avec le progressisme ou le salafisme dont notre époque est
    farcie jusqu’à la moelle.

    Les imprécateurs de ces nouveaux dogmes sont trop imbus de leurs certitudes et ne savent en conséquence pratiquer ni l’humour ni le second degré. Oui, de toute évidence Julien Freund était un homme de la France d’avant qui pourrait être la France de demain. Un homme qui savait douter, y compris de ses propres opinions; il n’avait pas la prétention des sectaires.

    Breizh-info.com : En quoi le livre « Le politique ou l’art de désigner l’ennemi » est essentiel, d’autant plus à notre époque ?

    Pierre Berard : Le livre Le politique ou l’art de désigner l’ennemi est composé d’une brillante introduction d’Alain de Benoist qui souligne les grands thèmes qui ont agité la pensée de Freund et les propos de table échangés entre lui et moi durant une bonne quinzaine d’années, puis de quatre longs articles que Freund avait confié aux revues de la Nouvelle Droite. Successivement, Propos sur le politique, Plaidoyer pour l’aristocratie, Les lignes de force de la pensée politique de Carl Schmitt et de Prolégomènes à une étude scientifique du fascisme. Ainsi ce livre constitue-il une bonne approche d’une oeuvre marquée par un réalisme que n’encombre aucun des multiples tabous et censures qui caractérisent notre présent et rendent impossibles la libre discussion.

    Freund est aujourd’hui un auteur injustement oublié. Il ne faut pas s’en étonner car c’est le lot de nombreux penseurs non-conformistes qui n’ont pas l’heur de satisfaire une université en proie à une idéologie qui s’attache à déconstruire ce qui faisait tout l’héritage du savoir européen. Freund avait d’ailleurs pressenti ce nouveau climat fait de lâcheté pour les uns et d’activisme forcené pour une minorité d’autres. Il démissionna de toutes ses fonctions académiques en 1972, à 51 ans, pour se retirer dans son village où il continua dans la sérénité à poursuivre son travail.

    Le livre est d’autant plus essentiel qu’à l’époque présente nous sommes inondés par les médias de grand chemin qui font la promotion incessante de minorités victimes de méchants « hommes blancs, hétérosexuels de plus de cinquante ans ».

    À l’heure présente, celle des basses eaux, les victimes ont remplacé les héros, du moins dans notre Panthéon. À cette avalanche ininterrompue qui agit comme un formatage de l’opinion, il nous appartient de réagir sous peine de disparaître d’un continent qui a vu notre civilisation s’élaborer et s’épanouir et entreprendre la rude tâche de déconstruire les déconstructeurs.

    Comme Max Weber, dont Freund fut un des passeurs en France, celui-ci affirme que le politique est affaire de puissance. Agir politiquement c’est exercer une puissance de même que renoncer à l’exercer c’est se soumettre d’emblée à la volonté et à la puissance des autres. Or sur le théâtre des opérations il y a bien des candidats à la puissance, à commencer par le plus visible, celui des États Unis, toujours aussi impérialistes et dont le soft power écrase nos identités, la Chine ou la Turquie d’Erdogan. Or nous ne pouvons que constater, sans être va-t-en-guerre pour autant, l’étonnante pusillanimité de l’Union européenne sur ces fronts là. Les lecteurs trouveront dans ce livre non seulement matière à se rasséréner mais surtout des arguments pour engager la contre-offensive nécéssaire afin d’assurer notre survie. Dans cet ordre d’idées le raisonnement de Freund s’apparente à celui du grand juriste allemand Carl Schmitt.

    Posons nous la question; est-il bien raisonnable de penser que tous les hommes ont vocation à s’entendre et de postuler l’avénement d’une paix universelle ? Ou bien ne s’agit-il là que d’une illusion angélique ? Le monde en effet n’est pas une unité politique, il n’est pas un universum mais bien plutôt un pluriversum politique. Freund incontestablement influencé par Carl Schmitt dans ce registre pose alors la question : ne convient-il pas de regarder la réalité en face et assumer le fait que le monde est composé d’ennemis potentiels et que seule une prise de conscience politique réaliste, dépourvue d’arguments moralisateurs peut engager une action responsable. Ceci est la base de la dialectique ami-ennemi. Penser la guerre comme actualisation ultime de l’hostilité n’est pas faire preuve de militarisme ou de bellicisme outrancier mais d’une prudence qui doit animer le politique.

    Imaginons un peuple qui voudrait échapper à cette loi de l’ami et de l’ennemi et qui se convaincrait à grands coups de déclamations incantatoires qu’il n’a aucun ennemi et même qu’il déclare la paix au monde entier, il ne supprimerait pas pour autant la polarité ami-ennemi, puisque un autre peuple peut fort bien le désigner comme ennemi. C’est l’ennemi qui vous désigne dit Freund. Et Schmitt de surenchérir : « Qu’un peuple faible n’ait plus la force ou la volonté de se maintenir dans la sphère du politique, ce n’est pas la fin du politique dans le monde. C’est seulement la fin d’un peuple faible ».

    La guerre n’est ni l’objectif ni la fin du politique mais elle demeure ce moment d’acmé dont tout homme d’État doit avoir l’hypothèse en tête. Freund ne croyait pas du tout à la disparition possible de la catégorie politique, raison pour laquelle il n’était pas libéral. En effet la pensée libérale mise sur la cessation des conflits, la fin de l’histoire et la dépolitisation de l’État en décrétant que le but des communautés humaines est la recherche du bonheur individuel en attribuant à l’instance dirigeante une simple posture de gestion, ce qui pour lui représentait une fiction délétère.

    Breizh-info.com : « Rien n’est plus éloigné du politique que la morale » écrit Alain de Benoist évoquant l’oeuvre de Freund. Pourtant aujourd’hui, toute la vie politique se résume à des leçons de morale, qui intègre même les décisions pénales. Que faut-il alors retenir de Freund pour l’appliquer ensuite à la vie politique, judiciaire de ce pays ?

    Pierre Berard : Pour Freund chaque activité est dotée d’une rationalité propre qui n’appartient qu’à elle. Il souligne à ce propos que l’erreur commune d’un certain marxisme (léniniste) et du libéralisme est de faire de la rationalité économique le
    modèle de toute rationalité.

    Il écrit à ce propos : « La pensée magique consiste justement en la croyance que l’on pourrait réaliser l’objectif d’une activité avec les moyens d’une autre ». Il insiste tout particulièrement sur la confusion de la morale et du politique et conseille d’en finir avec cet imbroglio. Pourquoi ? Parce que, dit-il, la morale regarde le for intérieur privé tandis que le politique est une nécessité de la vie sociale. Aristote, l’un de ses maître, distinguait déjà vertu morale et vertu civique concluant que l’homme de bien est le bon citoyen. Un homme irréprochable du point de vue de la morale fait rarement un bon politique et d’autre part parce que la politique ne se fait pas avec de bonnes intentions morales, mais en s’attachant à ne pas faire de choix malheureux entrainant la perte de la cité.

    Agir moralement ou prétendre le faire peut conduire à mener des guerres « humanitaires » (l’expression est de Carl Schmitt) et déclencher des catastrophes en chaîne comme on l’a vu avec l’opération occidentale en Libye, où nous avons été entrainés par l’imposteur Bernard-Henri Lévy et le narcissisme du président Sarkozy. Qui dit humanité veut tromper proclamait Proudhon. Cette déclaration s’est rarement démentie ! La politique n’est pas pour autant amorale ou immorale. Elle possède même sa dimension morale pour autant qu’elle poursuit le bien commun. Le bien commun n’est pas la somme des intérêts individuels mais ce que Tocqueville appelait le « bien du pays ».

    Breizh-info.com : Désigner l’ennemi, c’est déjà forcément discriminer. Finalement, les lois qui aujourd’hui encadrent la liberté d’expression, et qui interdisent toute discrimination en France, ne sont-elles pas des lois qui vont à l’encontre du principe même de la vie de la cité, c’est à dire de la politique ?

    Pierre Berard :  Discriminer est une obligation dans l’ordre intellectuel sous peine de sombrer dans le confusionnisme. Il en va de même dans l’ordre politique où la première des discrimination doit distinguer le citoyen du non citoyen. La mode actuelle
    est à l’anti-discrimination sur le plan politique et pourtant l’État doit bien s’y résoudre quoi qu’il dise.

    Par exemple l’Éducation nationale ne peut recruter que des citoyens tout comme l’armée, à l’exception de la légion étrangère. Il est interdit en France d’être anti-islamiste mais bien vu d’être russophobe et ainsi de suite. En bonne logique les lois anti-discrimination sont inapplicables mais la logique est absente du système…Par exemple, comment est qualifiée une information ?

    Selon qu’elle plait ou non aux censeurs omniprésents ils la qualifieront de « complotiste » ou d’avérées. Dans le premier cas elle sera envoyée au pilon par les plateformes des oligarques la Silicon valley, dans le second elle aura droit à tous
    les égards comme information fiable. Dans son livre Athéna à la borne (éditions Pierre-Guillaume de Roux) maître Thibault Mercier a tout dit dans son seul sous titre Discriminer ou disparaître.

    Breizh-info.com : Quels sont, outre ce livre, les autres travaux de Freund que vous jugez important à lire et à comprendre ?

    Pierre Berard : Outre nombre d’études spécialisées je vois deux livres qui me paraissent importants. Le premier intitulé La décadence est paru chez Sirey en 1984. Il passe en revue toute les théories du déclin des civilisations et déclare dans son avant- propos que « tant qu’une civilisation demeure fidèle à l’impératif de ses normes, on ne saurait parler de décadence. Elle s’y embarque, dès qu’elle rompt avec elles ». C’est dire si il croyait que nous étions engagés sur cette voie. Il voyait dans l’aboulie de l’Europe et dans l’abolition progressive du politique au profit de l’économie et de la morale le signe de ce déclin. Il disait aussi que la culpabilité et que le sentiment de mauvaise conscience entretenus par de pseudos élites chez les Européens relevait d’un ethno-masochisme dont on ne voit nulle trace ailleurs.

    Certes la capacité des Européens à sans cesse se remettre en question fut longtemps une force dans la mesure ou elle aboutissait à de nouvelles synthèses mais au point où nous en sommes arrivés on ne voit rien surgir de tel, qu’un affaiblissement morbide et général. Tous les peuple ont commis l’esclavagisme, le colonialisme etc; n’est-il pas stupide que nous devions en porter seuls le poids historique et faire seuls repentance ad libitum ?

    Le deuxième livre que l’on peut conseiller aux lecteurs curieux est Politique et impolitique (toujours chez Sirey), un ample recueil d’articles dans lequel Freund définit ce qu’il entend par l’impolitique. Ce n’est ni l’apolitique ni l’antipolitique ni encore le non-politique. Une politique basée sur les droits de l’homme, par exemple, équivaudrait à une impolitique parce qu’elle serait à prétention morale. C’était aussi la conviction de Marcel Gauchet. Nous retrouvons là la confusion dénoncée par ailleurs qui consiste à réaliser l’objectif d’une activité avec les moyens d’une autre. Nous vivons en Europe une phase de confusion entre les essences qui correspond à une intense dépolitisation qui nous conduit à l’impuissance, aussi bien dans sur le plan intérieur qu’au plan diplomatique et géostratégique. Cela hérissait le poil de Julien Freund qui avait lu et retenu les leçons de Machiavel et de Thomas Hobbes, des apôtre de la politique réaliste.

    D’ailleurs on pourrait résumer Julien Freund à un seul postulat, l’adage romain et machiavélien Salus populi suprema lex qu’on peut traduire ainsi « Que le salut du peuple soit la loi suprême ». Malheureusement on est en droit de se demander si nous constituons toujours un peuple quoi qu’en disent certains intellectuels qui vivent dans des catégories autres que celles dans lesquelles ils pensent.

    Breizh-info.com : Peut-on dire que Freund était un disciple de Carl Schmitt ?

    Pierre Berard : Bien sûr qu’il a été, sinon son disciple, du moins très inspiré par lui. Mais alors que la polarité ami-ennemi joue un rôle clé dans la définition du politique par Schmitt, elle n’en est qu’un des éléments pour Freund. Celui-ci
    distingue des présupposés inhérents à toutes les sociétés humaines depuis toujours et opérant en couple.

    L’économique tout d’abord qui articule rareté et abondance, l’utile et le nuisible, le lien du maître à l’esclave. Le religieux ensuite qui fait la discrimination entre le sacré et le profane, du transcendant et de l’immanent. Viennent encore successivement l’esthétique qui fait la différence entre ce que l’on trouve beau et ce que l’on trouve laid, l’éthique dans laquelle se trouvent opposés la décence et l’indécence etc… Ces couples sont permanents indépendamment de ce qu’on y loge. Le couple ami-ennemi ne constituant que l’ultime clé de voute de tout cet appareillage puisqu’il met en scène la concorde intérieure et la sécurité extérieure dont dépend la bonne marche de tout le reste. En tant que catégorie conceptuelle, l’essence désigne chez Freund l’une de ces « activité originaires » ou orientations fondamentales de l’existence.

    Avancer l’idée selon laquelle il y a une essence du politique, c’est dire que le politique est un activité consubstantielle de notre être au monde. Mais cela signifie également que l’on ne saurait l’éliminer ainsi que l’ont tentés les marxistes pour qui le politique était synonyme d’aliénation et instrument de la domination de classe et aujourd’hui les libéraux qui le conçoivent comme une activité irrationnelle appelée à être remplacé par les lois du marché, bien entendu « libre et non faussé ». Le politique étant de tout temps il ne dérive pas d’un état antérieur, d’un état de nature non social. Fiction inventée par les théoriciens du contrat et reprise par les Lumières. L’essence selon Freund est « la part d’invariant existant dans une activité appelée dans la vie concrète à revêtir les figures les plus diverses » comme le rappelle Alain de Benoist dans son introduction.

    Pierre Bérard, propos recueillis par Yann Vallerie (Breizh-Info, 30 janvier 2021)

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  • " L’attirance qu’a pu susciter l’Amérique va progressivement se tarir "...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Breizh Info, dans lequel il donne son sentiment sur l'actualité récente.

    Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Ce que penser veut dire (Rocher, 2017), Contre le libéralisme (Rocher, 2019),  La chape de plomb (La Nouvelle Librairie, 2020) et  La place de l'homme dans la nature (La Nouvelle Librairie, 2020).

     

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    Alain de Benoist : « Internet n’est pas un espace de liberté, mais un espace de flicage, d’ordures verbales et de tout à l’égo »

    BREIZH-INFO. Quelle a été votre réaction face à l’invasion du Capitole par des manifestants pro-Trump ?

    ALAIN DE BENOIST : Une surprise amusée. Elle s’est transformée en franche hilarité lorsque j’ai vu tout ce que la scène publique compte de représentants de l’idéologie dominante se déclarer, comme des vierges effarouchées, horrifiés de la « profanation » de ce « symbole sacré de la démocratie ». S’il faut voir dans le Capitole un « symbole », ce serait plutôt celui de la magouille et de la corruption. Je sais bien que les Etats-Unis se sont de tous temps présentés comme les vaillants défenseurs de la démocratie et de la liberté, mais franchement, qui peut encore sérieusement croire que ce pays est une démocratie, alors qu’il est dirigé par la plus malfaisante des oligarchies financières ? Les manifestants qui ont envahi le Capitole le savaient bien : leur geste n’était pas dirigé contre la démocratie, mais témoignait au contraire de leur désir de la voir enfin respectée dans ce qu’elle a de plus essentiel : la souveraineté populaire.

    C’est d’ailleurs pour cela que certains étaient déguisés en « sauvages » : les Européens l’ont oublié, mais lors de la célèbre Boston Tea Party de décembre 1773, événement marquant qui précédé la guerre d’indépendance américaine, les rebelles s’étaient eux aussi déguisés en Indiens (de la tribu des Agniers).

    En France, la presse mainstream a unanimement salué la victoire de Biden et dénoncé la « tentative de coup d’État » de Donald Trump. Que faut-il en conclure ?

    Que les mots n’ont plus de sens aujourd’hui, parce que ceux qui les emploient sont incultes. Parler de « coup d’État » est absolument grotesque. Un coup d’État implique un plan préparé, une tactique, des consignes, des mots d’ordre. Rien de tout cela ici. Ce n’est pas à un remake de l’incendie du Reichstag, de la marche sur Rome ou de la prise du Palais d’hiver que l’on a assisté, mais seulement un mouvement de foule spontané qui n’a duré que quelques heures, et que l’on pourrait très bien comparer à la tentative des Gilets jaunes de se rendre à l’Elysée (où l’on avait prévu l’exfiltration de Macron !) il y a quelques mois.

    Ce qui est intéressant, en revanche, c’est que la vaste majorité des électeurs de Trump ont approuvé ce mouvement de colère, ce qui en dit long sur la profondeur de la fracture qui divise désormais les Américains. Cette fracture n’est pas près de se résorber. Le sénile Joe Binden l’a finalement emporté, mais le fait important est qu’en 2020, Trump a recueilli 12 milllions de suffrages supplémentaires par rapport à 2016 : 74 milllions de voix contre 62 milllions quatre ans plus tôt. Cela montre, même si le parti démocrate – qui n’est plus aujourd’hui le parti des travailleurs, mais celui des minorités – se retrouve en position de force au Congrès, que le phénomène trumpiste est toujours là.

    La vague de répression et de censure qui s’est opérée depuis (réseaux sociaux, comptes supprimés ou bloqués) doit-elle nous inquiéter ?

    J’y vois surtout une confirmation. On peut bien sûr trouver cette censure scandaleuse, et elle l’est assurément. Mais il y a de l’ingénuité dans cette réaction. S’il y a un enseignement à tirer du spectacle de la répression orchestrée par les GAFA, c’est bien qu’elle révèle la naïveté de tous ceux qui, depuis des années, célèbrent les réseaux sociaux comme des « espaces de liberté ». Malgré ses avantages, Internet n’est pas un espace de liberté, mais un espace de flicage, d’ordures verbales et de tout à l’égo. Je trouve désolant que tant de gens se livrent eux-mêmes à l’autoflicage en racontant leur vie sur les réseaux sociaux. Au lieu de se plaindre, qu’ils les quittent ! J’ai choisi pour ma part, depuis le début, de ne jamais m’exprimer sur les réseaux sociaux. Je m’en félicite tous les jours. Donald Trump, qui n’était pas un homme d’État, a cru aux réseaux sociaux. Il a vécu de Tweeter, Tweeter l’a tué.

    Vous avez souvent, dans vos écrits, mis en garde les Européens contre une trop grande préoccupation, en négatif comme en positif, vis-à-vis des Américains. Qu’en est-il aujourd’hui ?

    Cela fait des décennies en effet que je répète que les Européens doivent se sentir solidaires de la puissance continentale de la Terre, et non de la puissance maritime de la Mer. En clair, qu’ils doivent se tourner vers l’Est et non vers l’Ouest, vers les pays du soleil levant et non vers ceux du Couchant. Je ne suis certes pas le seul à l’avoir dit, mais le tropisme « atlantiste » reste puissant. Il me semble néanmoins que les choses pourraient évoluer dans les années qui viennent. La période de transition dans laquelle nous vivons est aussi celle d’un effacement progressif du monde unipolaire ou bipolaire du temps de la guerre froide. Lors de son investiture, entre la Bible et Lady Gaga, dans une capitale fédérale en état de siège, gardée par plus de soldats qu’il n’y en a aujourd’hui en Syrie, en Irak et en Afghanistan, Joe Biden n’a pas manqué de réaffirmer la volonté de l’Amérique de « mener le monde ». Elle en aura de moins en moins les moyens. Plus personne ne croit que les États-Unis sont encore la « nation indispensable », et que leur présence nous dispense de chercher par nos propres moyens à devenir une puissance autonome.

    Depuis 1945, les Etats-Unis n’ont eu de cesse de mener des campagnes d’influence idéologiques, en Europe notamment. Comment les Européens peuvent-ils s’en prémunir, alors que de Macdonald à Netflix, tout est fait aujourd’hui pour conditionner la jeunesse ?

    Il n’y a évidemment pas de recette magique. Les Américains continueront à récolter les bénéfices de leur « soft power » aussi longtemps que les Européens n’opposeront à ce dernier aucune alternative crédible. Mais il faut aussi compter avec l’évolution de l’image de l’Amérique. Les États-Unis se sont toujours flattés d’être un free country, un pays libre. Aujourd’hui, on voit de plus en plus clairement qu’ils répandent dans le monde la guerre civile et le chaos, et qu’ils exportent vers nos sociétés des formes nouvelles de censure, des comportements d’un néo-puritanisme hystérique, des nouveaux interdits, des débats sur le sexe, le « genre » et les « races » qui ne correspondent pas à notre culture, toutes choses qui ne séduisent vraiment que le milieu LGBT et les adeptes de la « cancel culture », qui sont parfois aussi des stipendiés. Je peux évidemment me tromper, mais j’ai l’impression que l’attirance qu’a pu susciter l’Amérique va progressivement se tarir.

    En France, le monde politique a été secoué par l’affaire Duhamel. La gauche « morale » n’est-elle pas finalement la gauche la plus dégueulasse, eu égard aux affaires qui se multiplient ?

    Ne soyez pas naïf : si la « dégueulasserie », comme vous dites, était l’apanage d’une famille politique, ce serait simple. Mais ce n’est pas vrai. La « dégueulasserie », elle est inhérente à la nature humaine. Mais vous avez raison : même si l’on sait très bien qu’un lâche peut écrire un admirable traité sur le courage militaire, on a du mal à supporter les leçons de vertu dispensées par de vieilles prostituées ! Camille Kouchner accuse son beau-père, Olivier Duhamel, d’avoir eu des rapports incestueux avec son frère. Le terme est mal choisi. Traditionnellement, l’inceste se définit comme une relation sexuelle avec un parent biologique, ce que n’est pas un beau-fils (ce n’est qu’en 2016, soit bien après les faits, que la définition légale de l’inceste a été élargie). Olivier Duhamel s’est en réalité rendu coupable d’agression sexuelle sur mineur. Je rappelle d’ailleurs qu’en France, l’inceste entre adultes ne tombe sous le coup d’aucune loi pénale.

    D’Œdipe au Souffle au cœur de Louis Malle (1971), l’inceste est une vieille affaire. Dans la tradition biblique, toute l’humanité provient d’ailleurs d’un inceste initial : Adam et Eve n’ayant eu que trois fils, Caïn, Abel et Seth, on voit mal comment ces derniers auraient pu engendrer une descendance sans coucher avec leur mère !

    Concernant Olivier Duhamel, le terme d’« inceste » est en revanche parfaitement justifié au plan de la métaphore. Dans cette affaire, c’est comme avec une pelote de ficelle (ou le système des poupées russes) : on tire sur un fil et, peu à peu, c’est toute série de personnages, tout un petit monde qui apparaît : les Kouchner, les Pisier, les Duhamel, les Jean Veil, les dirigeants du Siècle, les figures centrales de la « gauche caviar » des années 1970. Que du beau monde ! Un beau monde qui entretenait des relations véritablement incestueuses sur le plan médiatique, politique, académique et financier. Tous dans le sens du vent, tous de gauche évidemment, admirateurs tantôt de Fidel Castro tantôt de Michel Rocard, tous sociaux-démocrates, tous apparentés d’une manière ou d’une autre, vendus ou achetés, titulaires de prébendes, de jetons de conseils d’administration. Un monde incestueux en ce sens qu’il s’agissait d’un monde fonctionnant exclusivement à l’entre-soi. Un monde où tout le monde se tutoie, où tout le monde couche avec tout le monde.  C’est ce monde-là qui apparaît dans sa répugnante splendeur à la faveur du scandale déclenché par Camille Kouchner.

    Au rythme des révélations, des plaintes, des « metoo-inceste », on peut prévoir que l’affaire va encore connaître des développements. D’autant que, comme chaque fois que la parole « se libère », on voit aussi se multiplier les allégations mensongères, les accusations sans preuve et les flots de fantasmes : l’imagination est toujours bonne fille ! En fin de compte, j’ai quand même l’impression qu’Olivier Duhamel n’a pas trop à craindre. Dominique Strauss-Kahn s’est refait une réputation en quelques années. Je n’imagine pas que Duhamel puisse être martyrisé médiatiquement et politiquement comme l’a été (et continue de l’être) Gabriel Matzneff, tenant d’un libertinage aristocratique dont on peut penser ce qu’on veut, mais qui n’a jamais commis d’inceste, jamais violé personne et n’a jamais partagé son lit qu’avec de jeunes amantes en âge d’avoir des enfants.

    Enfin, sanitairement parlant, il semblerait qu’un reconfinement soit de nouveau possible, tandis que l’économie s’effondre peu à peu. Comment expliquez-vous la passivité des corps de métiers qui sont en train de mourir sans réagir ? Et la terreur qui semble s’être emparée d’une grande partie de la population, qui réclame toujours plus de contraintes sanitaires pour « ne pas mourir » et « ne pas transmettre » le Covid ? Qu’est-ce que cela dit sur les masses européennes ?

    Il est en effet probable que nous serons à nouveau confinés dans les jours qui viennent. On sera ensuite déconfinés, puis à nouveau reconfinés, redéconfinés, et ainsi de suite ! Les restaurants et les cinémas ne rouvriront pas avant le mois d’avril, à moins que ce ne soit le mois de juin, voire celui de septembre. Vous parlez de la passivité des corps de métiers les plus menacés, et au-delà de l’ensemble de la population. Ce n’est qu’en partie vrai. Les corps de métiers qui vont le plus souffrir protestent quand même, et quand ils ne toucheront plus l’aide que l’Etat leur a attribuée, on peut penser qu’ils protesteront bien plus fort encore. D’ici là, la société va continuer de se répartir entre piqueurs et piqués, confineurs et confinés, covideurs, covidables et covidés !

    Mais la vérité est que les gens n’en peuvent plus et ne comprennent plus rien. Depuis près d’un an, ils voient se succéder les cafouillages et les retards, les ordres et les contre-ordres, les promesses et les démentis, sans jamais voir le bout du tunnel. Dans la gestion de cette crise sanitaire, les pouvoirs publics ont lamentablement échoué dans tous les domaines : les masques, les tests, les vaccins. Il n’y a pas un seul loupé qu’ils aient raté ! Pendant ce temps, le déficit public prend des allures de tsunami, la dette n’en finit pas de monter, les faillites et les dépôts de bilans vont s’accumuler, et l’on réalisera qu’au bout du compte le coût économique et social de la crise aura été bien pire encore que le coût pour la santé.

    Certains s’en félicitent. Ils souhaitent profiter de l’occasion pour aller vers une société où il y aura toujours des usines à bouffe, mais plus de restaurants, toujours des centres commerciaux, mais plus de commerces de proximité, où l’on n’ira plus au spectacle mais où l’on regardera des films chez soi, où l’on achètera tout sur Internet, où l’argent liquide sera progressivement abandonné, où les contacts sociaux seront ainsi réduits à rien. Une société où l’expression de « distanciation sociale » aura pris tout son sens. Car c’est bien ce qui est en jeu aujourd’hui : faut-il sacrifier le corps social pour sauver les corps individuels ? Le plus pénible est encore devant nous.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Yann Vallerie (Breizh-Info, 26 janvier 2021)

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  • L’histoire est ouverte et nous ne sommes pas encore morts...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Laurent Ozon à Breizh Info et consacré aux différents stress qui frappent les sociétés européennes et à leurs conséquences potentielles. Essayiste et analyste politique, tenant d'une écologie localiste et identitaire, Laurent Ozon est l'auteur de l'excellent essai intitulé France, années décisives (Bios, 2015).

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    Confinement, attentats islamistes, accélération de l’Histoire. Pour Laurent Ozon « L’histoire est ouverte et nous ne sommes pas encore morts »

    Breizh-info.com : Tout d’abord, vous écrivez après l’attentat de ce matin à Nice que les médias n’ont plus le temps de dénaturer les faits. Qu’entendez vous par là ?

    Laurent Ozon :  Pour bien répondre à votre question, il faut éclairer le rôle des médias dans nos sociétés. Les grands médias forment une sorte de système nerveux, conducteur d’impulsions, sous la forme d’informations ou de stress. Ce système nerveux se sent autant investi d’une fonction d’information que de régulation. En effet, la plupart des journalistes se sentent investis d’une mission de gestion des émotions collectives. Parfois sous l’influence de leurs propriétaires mais le plus souvent, de leur propre chef. Un journaliste ne déforme pas toujours la réalité pour induire en erreur mais parce qu’il cherche, consciemment le plus souvent, à apaiser les stress, les passions, limiter et détourner les colères parfois sous le louable prétexte d’éviter la violence, le racisme, la haine, l’anarchie sociale etc.

    D’une certaine façon, le système médiatique fonctionne comme un inhibiteur d’immunité collective destiné à empêcher le rejet des greffes, c’est à dire les populations imposées sur notre territoire et autour de nous. Les grands médias produisent des stress horizontaux pour éparpiller l’attention et briser les réflexes de coopération active qui naissent lorsque les populations entrent en phase de Coopération sous Stress Maximal (Heiner Mühlmann) face à une menace. Ces phases génèrent un processus d’auto-renforcement qui alimentent l’altruisme (le dévouement ou le sacrifice pour le groupe si vous préférez), les alignements synchrones de réaction, le rejet des porteurs de stress ou de menace, etc.   Ces phases précèdent et accompagnent les périodes de conflits intenses où se jouent la vie ou la mort des organismes sociaux. Dans une société multi-ethnique, c’est malheureusement souvent la guerre civile assurée s’il n’y a pas de débouchés politiques dans les institutions. Pour empêcher ces phases d’unification violente, il y a les techniques de manipulation de l’information classiques mais aussi la fabrication perpétuelle de stress dérivatifs, diviseurs, inhibants les stress dominants. Car les stress ne convergent pas pour le moment, mais propulsent des solutions contradictoires. J’y reviendrai.

    Dans le cas du stress sécuritaire qui prend le pas depuis quelques jours et à chaque nouvel attentat ou assassinat, les médias doivent produire un gros travail de reformulation pour faire passer la population de – pour faire très simple – « foutons-les dehors » à « c’est le vivre-ensemble qui est attaqué et qu’il faut protéger » parfaitement incarnée par le slogan gouvernemental « WE are ONE » Cette manipulation de l’opinion est de plus en plus difficile et dans la période où nous nous trouvons, les médias n’ont plus assez de temps pour fabriquer des récits unificateurs efficaces. Débordés ils ne peuvent plus contrarier le retour des stress de survie, annonciateurs de nouvelles étapes vers une situation de Coopération sous Stress Maximal (CSM).

    Vous semblez penser que nous sommes en guerre. Néanmoins ne vous semble-t-il pas que les Européens ne le sont pas, hormis à considérer que les journées d’hommage, les bougies, les marches blanches, seraient des actes de guerre ?

    Factuellement nous ne sommes pas en guerre. Nous y entrerons lorsqu’un stress submergera les autres ou convergera avec les autres stress de sorte que le processus de CSM sera activé. A ce moment, la créature de Frankenstein qu’est devenue notre société se fragmentera et chaque population inaugurera un cycle de réponse à la menace, à l’enjeu de vie ou de mort, dans laquelle elle éprouvera le besoin de son unité et de sa cohésion. Le conflit ouvert commencera à cet instant. Le pouvoir ne craint pas l’islamisme radical mais ce qui peut unifier la population majoritaire autochtones qui tient debout ce pays.

    Sur un autre plan, quelle est votre réaction à l’annonce d’un nouveau confinement par Emmanuel Macron ? Il semblerait que majoritairement, les Français soutiennent les annonces….

    La politique sanitaire du gouvernement vise à accompagner l’évolution d’une situation dont sa politique est en grande partie responsable. Les élites ont fait la démonstration de leur incompétence. Personne ne se faisait trop d’illusion sur leurs vertus mais on leur prêtait encore un semblant de savoir-faire. L’ensemble du dispositif est discrédité mais que faire quand même les responsables de l’opposition ne semblent pas avoir de plan global de rechange et que les esprits sont pollués par des informations et avis contradictoires à longueur de journée ? Ce bordel alimenté par les grands médias et le pullulement des stress sur les réseaux sociaux contribue à la désorientation. Et croyez moi, cela ne touche jusqu’au plus haut niveau de la société.

    Vous avez relayé l’annulation du confinement en Serbie suite à des émeutes en juillet 2020. Est-ce le seul horizon pour les peuples d’Europe, c’est à dire l’émeute et les incidents pour reconquérir sa liberté ?

    Informer n’est pas souhaiter ou encourager. D’une façon générale, l’absence de réaction populaire est fréquemment interprétée comme un quitus par le pouvoir. Mais la violence qui débouche sur une confrontation police-citoyen ne le déstabilise pas beaucoup. Les actions qui sont dangereuses pour tous les pouvoirs sont celles qui emportent l’adhésion du grand nombre en répondant « spontanément » à un stress dominant à son pic.

     Comment jugez vous les réactions de l’opposition politique à Emmanuel Macron, sur la question du Covid comme sur celle de la prétendue « lutte contre le séparatisme islamiste » ?

    L’opposition oscille entre logique insurrectionnelle en épousant la colère de la population et logique institutionnelle en jouant le jeu des récits unificateurs. Quand on veut accéder au pouvoir, il faut surtout aligner les compétences pour passer du stade d’opposant à celui d’alternative. C’est dans la capacité de l’opposition à persuader la population qu’elle peut faire mieux ou « moins pire » que le pouvoir sur les trois stress dominants, que se jouera un basculement. Prenons l’exemple de MLP. On trouvera facilement une majorité pour penser qu’elle serait plus efficace pour répondre au stress sécuritaire. Mais il n’y a pas aujourd’hui, de majorité pour croire qu’elle pourrait faire mieux que le gouvernement pour répondre à la crise économique ou sanitaire. Sa seule chance, c’est de rattraper son handicap, peut-être en s’alliant avec des personnes ou des forces politiques qui rassureront sur ces deux derniers points. Sinon, il faudra que le stress sécuritaire soit archi-dominant pour compenser sa faiblesse perçue sur l’économie et le logistico-sanitaire. J’en doute. La présidentielle pourrait s’ouvrir sur une dominante de stress économique. Sauf si des forces cherchent à peser dans la balance…

     

    Vous évoquez trois stress (économique, sécuritaire, épidémique) actuellement. Comment en sortir ?

    On n’en sort pas, on cherche à comprendre et on anticipe. Mon job c’est de comprendre les processus pour éclairer l’action et proposer des stratégies. Que chacun joue son rôle. L’histoire est ouverte et nous ne sommes pas encore morts. Loin s’en faut.

    Parlez nous de la chaine Télégram que vous animez ? Comment vous y rejoindre ?

    Simple: www.ozoncanalaudio.org . Attention c’est souvent théorique, mais si j’en juge par le profil des abonnés, cela pourrait bien avoir une petite influence…

    Laurent Ozon, propos recueillis par Yann Vallerie (Breizh Info, 30 octobre 2020)

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  • Censure et autocensure...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Breizh Info, dans lequel il évoque la sortie de La chape de plomb (La Nouvelle Librairie, 2020), un recueil de textes qu'il a consacré à la question de la censure. Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Ce que penser veut dire (Rocher, 2017) et Contre le libéralisme (Rocher, 2019).

     

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    Alain de Benoist : « La répression des pensées non conformes n’est pas d’aujourd’hui, elle est de tous les temps »

    Breizh-info.com : Tout d’abord, vous publiez un livre qui s’attaque aux nouvelles censures en cette rentrée. Pouvez-vous nous en parler ? Quelle est la thèse centrale de votre ouvrage ?

    Alain de Benoist : Le livre s’appelle La chape de plomb, et vient de paraître aux éditions de la Nouvelle Librairie. C’est bien entendu une critique des censures de toutes sortes que l’on voit se multiplier aujourd’hui, mais c’est surtout une analyse en profondeur des méthodes auxquelles elles ont recours (amalgames, procès d’intention, citations hors contexte, reductio ad hitlerum, etc.), en même temps qu’une étude à la fois théorique et historique de la façon dont on en est arrivé là. En quoi par exemple les nouvelles censures se distinguent-elles de celles qu’on connaissait autrefois ? Voilà le genre de questions auxquelles je m’efforce de répondre, car s’en tenir à la déploration, ainsi qu’on le fait trop souvent, ne sert absolument à rien.

    La censure va souvent de pair avec la répression judiciaire… Comment interprétez-vous les poursuites judiciaires qui se multiplient à l’encontre d’Eric Zemmour ? Et la volonté manifeste d’enfermer certains dissidents qui ont écopé de prison ferme et qui sont pour certains (Hervé Ryssen) en prison à l’heure où nous parlons ? La guerre contre la dissidence est-elle déclarée ?

    Elle n’est pas déclarée, elle se poursuit, elle se renforce et elle s’accélère. La répression des pensées non conformes n’est pas d’aujourd’hui, elle est de tous les temps. Je vous rappelle que le grand théoricien socialiste français Louis-Auguste Blanqui, mort en 1881, a passé un total de 35 ans en prison, raison pour laquelle on l’avait surnommé « l’enfermé ». On pourrait donner bien d’autres exemples. Zemmour et Ryssen en sont quand même encore loin !

    Mais la répression dont vous parlez, précisément parce qu’elle n’est pas nouvelle, n’est pas ce qui caractérise le plus la censure aujourd’hui. Cette répression-là est une répression étatique, une répression dont les pouvoirs publics prennent l’initiative. Or, ce qui caractérise le climat inquisitorial actuel, c’est qu’il part de la société globale, qu’il est le fait d’associations, de groupes de pression, d’individus isolés, qui exigent des sanctions et des « cordons sanitaires » sur la seule base de leur subjectivité et en s’inspirant des modèles du politiquement correct. Ces sont des journalistes qui demandent qu’on coupe le micro à d’autres journalistes, des écrivains qui réclament l’ostracisme de certains de leurs confrères, des femmes qui se plaignent d’un « sexisme » qui n’existe dans leur imagination, des obsédés de la race qui s’interrogent gravement pour savoir un Blanc a le droit de photographier un Noir sans tomber dans l’« appropriation culturelle », des fous furieux qui pensent que pour lutter contre le racisme il faut déboulonner les statues de Christophe Colomb, de Colbert ou de Napoléon. Devenue un empilement de susceptibilités, la société globale se transforme en Absurdistan. C’est cela qui est nouveau, et les pouvoirs publics n’y sont pas directement impliqués (ils se contentent de laisser faire, sous l’influence de l’idéologie dominante).

    Le résultat, c’est la généralisation de l’autocensure, qui est à certains égards bien plus terrible que la censure. Les gens ont peur. Peur d’être mis en pilori, c’est-à-dire dénoncés sur les réseaux sociaux, pour une mauvaise blague, un propos un peu leste, ou même pour un mot de trop. Comme à l’époque soviétique, il y a désormais un langage public, où l’on navigue à vue en étant sur ses gardes, et certaines choses qu’on n’ose plus dire qu’en privé (et à condition d’être avec des gens sûrs). Une telle situation, qui s’aggrave tous les jours, est à mon sens beaucoup plus grave que les conditions de censure et de répression qu’on connaissait autrefois.

    Comment faire face, avec quelles armes, à cette censure, à ces menaces judiciaires ? La technique de la guérilla plus que celle de l’opposition frontale au Système est-elle celle que vous préconisez ?

    Il faut évidemment continuer à écrire et à témoigner. Il faut dénoncer les sycophantes et les grands délirants, les Précieuses ridicules et les Torquemadas de plateaux de télévision, et protester de toutes les façons possibles contre le climat délétère que nous subissons. Il faut aussi dérouter l’adversaire : ne jamais se laisser entraîner sur son terrain, resurgir là où l’on ne vous attend pas. Mais permettez-moi d’ajouter qu’on n’est pas non plus obligé d’exprimer ce qu’on veut dire sous une forme provocatrice ou convulsive, alors qu’on pourrait dire exactement la même chose d’une manière à peu près civilisée.

    Il ne faut pas se lasser, enfin, de répéter que la liberté d’expression (il faudrait préciser : la liberté d’exprimer une opinion, car c’est bien de cela qu’il s’agit) doit être défendue inconditionnellement. La liberté d’expression ne se divise pas. Je ne suis pas sûr, malheureusement, que ceux qui critiquent aujourd’hui la censure dont ils sont l’objet auraient la même attitude si c’était leurs adversaires qui en faisaient les frais. Le mot souvent prêté à Voltaire (en substance : je déteste vos opinions, mais je suis prêt à mourir pour que vous soyez libre de les défendre) est très certainement apocryphe, mais n’en énonce pas moins une règle qu’on peut faire sienne. Rosa Luxemburg, dans son livre La Révolution russe, publié à Paris en 1939 (vingt ans après son assassinat), écrivait que « la liberté, c’est toujours la liberté de qui pense autrement (die Freiheit der Andersdenkenden) ». J’ai du mal à prendre au sérieux ceux qui n’approuvent pas cette maxime.

    Vous allez publier par ailleurs la « Bibliothèque du jeune Européen ». Parlez-nous de ce projet pédagogique. N’est-ce pas finalement assez vain que de prétendre à faire lire une jeunesse européenne qui fuit les bibliothèques et à laquelle l’Education nationale n’offre plus aucune ambition ?

    Une précision d’abord : je ne suis pas l’auteur de ce volume collectif, qui doit paraître début novembre aux éditions du Rocher. J’en ai apporté l’idée, mais son véritable maître d’œuvre a été Guillaume Travers. Et c’est justement parce que l’Education nationale s’est effondrée, et que les jeunes sont aujourd’hui plus attirés par les écrans que par les livres, que nous avons estimé urgent de proposer à ceux qui ne se résignent pas à cette situation un ouvrage facile à manier, qui soit de nature à leur donner l’envie et la possibilité d’aller plus loin. Le livre a retenu 200 auteurs, avec un livre pour chaque auteur faisant l’objet d’une fiche détaillée, qui ont apporté quelque chose d’important dans le domaine des idées, de l’Antiquité à nos jours. La sélection n’a pas été facile, mais je pense que le résultat obtenu en valait la peine. A l’approche des fêtes, c’est en plus le cadeau idéal !

    Vous évoquez 200 ouvrages. Et si vous deviez n’en garder que 5, pour commencer une formation politique essentielle ?

    Je suis tout à fait incapable de répondre à cette question, qui est un peu du style : si vous deviez partir sur une île déserte en n’emportant qu’un seul livre, lequel choisiriez-vous (je réponds toujours que j’emporterais un dictionnaire, parce que par définition c’est celui qui contient tous les autres !). D’abord, je n’ai jamais été l’homme d’un seul livre ou d’une seule source.

    Ensuite, je crois que, même si l’on s’en tient au seul domaine politique (la Bibliothèque du jeune Européen aborde aussi les sciences de la vie, les sciences sociales, la philosophie, la psychologie, etc.), on aurait bien du mal à établir la liste que vous me demandez. Il n’y a pas de « Bible » à laquelle on puisse se référer, mais toute une pléiade d’auteurs qu’il est indispensable d’avoir fréquenté « pour commencer une formation politique ». D’une façon générale, quand on part à l’aventure, il ne faut se demander d’abord où sont les raccourcis !

    Alain de Benoist, propos recueillis par Yann Vallerie (Breizh info, 8 octobre 2020)

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